je ne voulais plus voir briller l'île dans mes souvenirs
TOUT EST PRÊT, MAIS AI-JE BIEN LE DROIT de partir ? Constructeur jusqu'ici dans l'imaginaire, conjureur de ces matériaux ; impondérables et gonflants, les mots, — ai–je bien le droit de bâtir dans le monde dense et sensible, où tout effort et toute création, ne relevant plus seulement d'une harmonie intime doivent trouver leur justification dans le résultat, dans le fait, — ou leur démenti sans appel... Pris d'un doute plus fort que tous les autres, pris tout d'un coup du vertige et de l'angoisse du réel, je rappelle et j'interroge un à un les éléments précis sur quoi s'établit l'avenir. Ce sont des relations de voyage, (des mots encore), des cartes géographiques — purs symboles, et provisoires, car des districts entiers sont inconnus là où je vais. Il y a donc les chenilles sépia des montagnes, des traits rouges pleins, qui sont des sentiers méprisables puisqu'ils ont été déjà suivis, et des traits rouges pointillés qui marquent à l'aventure les routes ouvertes, inexistantes peut-être. Des traits bleus qui dessinent les fleuves ; des traits verts représentant les limites des provinces ou des États. Quelle sera la possibilité de franchir l'un ou de sauter l'autre ? Le fleuve a peut-être un pont ici ; et la frontière politique un prétexte à n'être pas enjambée. Enfin, il y a le problème de pure longueur dans l'espace que tout ce chemin représente.
Victor Segalen, Equipée
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http://victor.segalen.free.fr/equipee.pdf
Aucun livre, les choix furent donc rapides. Je fis mes adieux par
téléphone, laissant croire lâchement à une échappatoire de courte
durée. On n'essaya donc pas de me retenir.
Je suis partie un soir, à la nuit tombée, car je ne voulais plus voir briller l'île dans mes souvenirs.