Un incroyable navire
Morgane en personne me guidait certainement vers celui qui ne pouvait être que le Roi Pêcheur.
ce n'est pas "le Serpent" que je ne peux pas vous dévoiler
mais la bisquine cancalaise qui passe devant mes îles à marée basse
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes,
O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
Baudelaire
Il
était incroyable que cette île qui semblait ordinaire vue de la mer,
recelât de tels paysages. Une île bretonne, couverte de landes et d’une
petite forêt, dont les arbres cachaient en vérité un parc paysagé,
raffiné à l’extrême, à la fois baroque et mesuré. Ce n’était que les
premiers abords de la maison. Celle-ci s’ouvrait sur un jardin plus
envoûtant encore. Je n’aurai la joie de le connaître que deux saisons
plus tard. Pour l’instant je suivais Anne dans ce paysage qui n’avait
déjà plus rien à voir avec celui que nous venions de parcourir.
L’allée
tourna brusquement et j’eus la surprise de découvrir un petit port en
contrebas. Un bassin circulaire, presqu’entièrement fermé, était relié
à la mer par un couloir en chicane bordé de falaises. Totalement
invisible de l’extérieur, il fallait certainement de plus, une grande
dextérité pour manœuvrer un bateau jusque là. J’apprendrais que des
moines s’étaient installés ici au VIe siècle, puis des Vikings au Xe,
et des pirates au XVIIIe. Que le bassin avait été recreusé à main
d’homme et qu’il fallait régulièrement l’entretenir pour garder un
accès navigable même à marée basse.
Sur le moment je ne vis que le
bateau. Un incroyable bateau, mi-drakkar (j’appelais encore ainsi les
barques vikings), mi-yacht anglais, assez court pour pouvoir entrer
dans ce havre, assez long pour affronter le grand Océan. Son mât
articulé était posé sur le plat-bord. Il était fin sur les deux tiers
de sa longueur et à peine plus pansu au centre. La poupe et la proue
étaient relevée à hauteur d’homme et terminées par d’élégants volutes.
La cabine paraissait confortable. De nombreux hublots bien situés
devaient l’éclairer généreusement. Abandonnant mon guide, je descendai
au plus près pour l’admirer. Je n’avais jamais vu pareil navire. Son
nom « Le Serpent » se détachait en lettres d’or sur le tableau arrière.
Le quai en granit rose couvert d’algues était très glissant. Je tombai
rudement et m’écorchai salement les deux mains.
la bisquine en contre-jour devant la Baie de l'Enfer