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Fugue

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9 août 2007

J'avais d'abord pensé à Rome

Je cherche parfois dans le passé quelque groupe de souvenirs, pour m'en former enfin une histoire, mais je m'y reconnais, et ma vie en déborde. Il me semble ne vivre aussitôt que dans un toujours neuf instant. Ce que l'on appelle : se recueillir, m'est une contrainte impossible; je ne comprends plus le mot : solitude; - D'ailleurs je ne suis chez moi que partout; et toujours le désir m'en chasse. Le plus beau souvenir ne m'apparaît que comme une épave du bonheur. La moindre goutte d'eau, fût-ce une larme, dès qu'elle mouille ma main, me devient d'une plus précieuse réalité.

Gide

 

tibre_01
   

J'avais d'abord pensé prendre le train pour Rome. Quitter Paris et son gris qui englobe. Rouler toute la nuit dans un wagon amer. Mêler ma perdition aux ombres qui transitent. Relire « la modification » et l’abandonner sur la banquette. Boire un mauvais café. Imaginer des vies dans le wagon-bar. J'avais d'abord pensé à Rome.

Mais j'irai plus tard mettre mes pas dans ceux de Michel-Ange. J'ai tellement lu sur lui qu'il me semble le connaître personnellement. J'étais près de lui quand, tout jeune encore et désireux d'être reconnu, il avait gravé son nom sur le bandeau de Marie. Nous avons partagé le pain et le vin, perchés tout là-haut sur l'échafaudage de la Sixtine. Nous avons pleuré ensemble quand Rome fut saccagée. Je fixais la chandelle sur son front quand il se levait la nuit pour écrire un sonnet …
   

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9 août 2007

je ne voulais plus voir briller l'île dans mes souvenirs

TOUT EST PRÊT, MAIS AI-JE BIEN LE DROIT de partir ? Constructeur jusqu'ici dans l'imaginaire, conjureur de ces matériaux ; impondérables et gonflants, les mots, — ai–je bien le droit de bâtir dans le monde dense et sensible, où tout effort et toute création, ne relevant plus seulement d'une harmonie intime doivent trouver leur justification dans le résultat, dans le fait, — ou leur démenti sans appel... Pris d'un doute plus fort que tous les autres, pris tout d'un coup du vertige et de l'angoisse du réel, je rappelle et j'interroge un à un les éléments précis sur quoi s'établit l'avenir. Ce sont des relations de voyage, (des mots encore), des cartes géographiques — purs symboles, et provisoires, car des districts entiers sont inconnus là où je vais. Il y a donc les chenilles sépia des montagnes, des traits rouges pleins, qui sont des sentiers méprisables puisqu'ils ont été déjà suivis, et des traits rouges pointillés qui marquent à l'aventure les routes ouvertes, inexistantes peut-être. Des traits bleus qui dessinent les fleuves ; des traits verts représentant les limites des provinces ou des États. Quelle sera la possibilité de franchir l'un ou de sauter l'autre ? Le fleuve a peut-être un pont ici ; et la frontière politique un prétexte à n'être pas enjambée. Enfin, il y a le problème de pure longueur dans l'espace que tout ce chemin représente.

Victor Segalen, Equipée
Document disponible au format Acrobat Reader (PDF) - 348Ko :
http://victor.segalen.free.fr/equipee.pdf

   

loaven_couchant

Aucun livre, les choix furent donc rapides. Je fis mes adieux par téléphone, laissant croire lâchement à une échappatoire de courte durée. On n'essaya donc pas de me retenir.
Je suis partie un soir, à la nuit tombée, car je ne voulais plus voir briller l'île dans mes souvenirs.

9 août 2007

l'inévitable

La mort de Nicolas me fit tomber dans une sorte d'hébétude narcissique. je sus d'emblée que la douleur viendrait plus tard et qu'elle remonterait, comme les effluves d'un parfum trop lourd, les soirs de solitude. Elle me replongerait à l'horizon de cette île où le bonheur paré d'étoiles était un funambule sur la corde du temps.

Il s'était endormi sur le divan face à la fenêtre bleue. Un livre tenu d'une main sur la poitrine, l'autre main pendante jusque sur le tapis tenait un marque-page. Le livre, très épais, pesait sur son long corps qui semblait plus mince encore. C'était la Bible.
Un jour, il m'avait confié qu'il ne l'avait jamais lue posément, livre après livre. Il la consultait souvent, parcourait quelques psaumes, feuilletait les évangiles, apprenait puis récitait le Cantique des Cantiques, mais jamais il ne s'était lancé dans une lecture suivie.
Avait-il senti l'irrémédiable approche de l'Inévitable ? Était-ce la conclusion de sa longue vie de lecteur ? Le Livre des Livres était-il la fin et le commencement de tout ? Il était ouvert à Isaïe, 11, quand le prophète promet la venue du Fils de l'Homme. Nicolas le lisait donc depuis quelques jours déjà.
Je pris le marque-page. J'y trouvais ces quelques lignes écrites par un autre que nous aimions tous deux. Un autre homme âgé qui, comme lui, avait tellement aimé la vie, l'amour, les livres et l'Italie :
"Ce qu'il y a de délicieux dans la mort, c'est que nous avons fini de vivre, c'est à dire de souffrir. Toute vie est amère par ce qu'elle se termine par la mort. La vie est une maladie mortelle, à transmission sexuelle, dont on se guérit un peu chaque jour et qui finit par nous emporter. La vie est un prêt gratuit que nous ne pouvons pas refuser, que nous devons toujours rembourser, qui nous est successivement consenti et retiré, et auquel nous tenons plus qu'à tout. Au moins tant que nous vivons.
Il n'y aurait qu'une chose de pire que de mourir : ce serait de ne pas mourir. Ne me replonge pas dans la vie : elle n'a de prix que parce qu'elle cesse."

DEPART

Rien ne m'intéressait plus. Je ne désirais voir personne. ”Fuir, là-bas fuir …”. Seul l'horizon m'attirait. Celui que je voyais par la fenêtre quand il était là. Bleu et sans limite. Comme le pays où il était parti.


BRISE MARINE

La chair est triste, hélas ! Et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! Là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
O nuits ! Ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrage
Perdus, sans mâts, sans mâts ni fertiles îlots …
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !

Mallarmé


   

L'île, les livres, le Serpent … Nicolas m'avait offert ses rêves. Je désirais laisser l'île et les livres, soudain trop chargés de brumes, et décidais de partir sur le Serpent.
Mon départ fut organisé très vite. Anne, aussi anesthésiée que moi, m'aida à remplir malles, sacs et inévitables paperasseries. On laissa les malles sur l'île, je pris les sacs sur le Serpent.

14 septembre 2006

un regard qui efface les murs

Je découvris un homme grand, très âgé, au regard très bleu et à l'allure magnifique.

   

Je vécus ce moment comme en un songe. La scène apparaissait derrière l’écran trouble de la migraine qui m’oppressait les tempes. Subjuguée par la clarté de ce regard et tétanisée par le rythme du tambour que j’avais sous le crâne, plus que par les blessures de mes paumes, les détails de la pièce prenaient sous mes yeux éblouis un jour étange. Rien n’était accordé, chaque détail me semblait en dissonance avec son voisin, de l’armoire à pharmacie ridicule qui ne contenait ni aspirine, ni aucun médicament connu, jusqu’à la table en formica bleu qui jurait dans les murs de ce manoir. Je pensais qu’elle aurait mieux trouvé sa place dans l’arrière-boutique de la boulangerie de mes parents. Quant aux habitants de l’île, j’étais incapable de porter à leur encontre quelque jugement sensé, tant ils me paraissaient hors du commun.

L’homme s’assit près de moi sur le banc qu’il enfourcha, sans manière. Il prit un flacon posé par Anne sur la table, ainsi qu’un morceau de gaze, puis il saisit une de mes mains.

« Etes-vous tombée dans les rochers ? » me demanda-t-il. Je ne vis plus que son visage. 

Autant que je m’en souvienne, j’avais vraiment envie de répondre normalement, poliment. Cependant, ma voix ne parvint pas à franchir le fond de ma gorge. Je restais ébahie, rougissant de honte et mystérieusement, soudainement, totalement muette et imbécile. Le regard de ciel arctique me scruta étonné, pendant qu’un indéfinissable sourire éclairait son visage.

 

ciel_soleil

 

 

14 septembre 2006

Comme un souffle ...

Le quai en granit rose couvert d’algues était très glissant. Je tombai rudement et m’écorchai salement les deux mains.

Anne ouvrit l'armoire à pharmacie. C'était une petite armoire métallique blanche et ornée d'une croix rouge directement accrochée au-dessus de l'égouttoir de l'évier. La douleur avait déclanché une de ces insoutenables migraines qui me gâchait la vie, provoquant des vagues de nausées et des battements de gong sous mon crâne. L'armoire à pharmacie, qui à un autre moment aurait été un objet d'une totale laideur, captait toute mon attention. Derrière le paquet de coton, les bandes de gaze et le désinfectant, allais-je voir apparaître la boîte d'aspirine absolument indispensable à ma survie ? Comment le sublime peut-il s'accrocher à des détails si ordinaires ? J'étais dans un tel état de souffrance que je ne l'entendis pas entrer dans la cuisine. Je sursautai en entendant sa voix :"Que se passe-il ? Un blessé ?"

Des marteaux dansaient le rock derrière mes sourcils. Je découvris un homme grand, très âgé, au regard très bleu et à l'allure magnifique.

Le sang arriva violemment dans tout mon corps.
L’ultime rencontre doit toujours se passer ainsi. Une voix claire qui étouffe le vacarme, un regard qui efface les murs, l’unique pièce manquante d’un puzzle aux contours infinis qui retrouve sa place et qui impose un sens au Tout avant qu’on l’ait cherchée.

 

yeux

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14 septembre 2006

Nicolas O. Sturlusson

Avant de périr sous leur propre poids de plus en plus écrasant et de plus en plus inutile, les livres auront été la vie même. Ils auront recueilli des paroles choisies entre toutes pour leur sens et leur son, pour leur force pour leur beauté. Ils auront constitué le savoir, ils auront transporté, par le seul chant de leurs mots lus avec ravissement et répétés en silence par les lèvres des jeunes gens, des millions et des millions, des milliards de lecteurs. Les livres auront donné, pendant quelques millénaires, l’image de la dignité et de la puissance de l’homme. Et, plus peut-être que rien au monde, à l’exception de l’amour, plus que l’argent, plus que le pouvoir, plus que les paysages les plus magnifiques et les plaisirs les plus rares, ils auront fait son bonheur.
Jean d’Ormesson

   
   

Je suis seul.

Même la présence de ma fille ne me distrait pas de ma solitude. Elle vient me voir une à deux fois par mois et de temps en temps, c’est moi qui la rejoins à Paris, pour un vernissage. Bien qu’elle me le défende. Elle ne trouve pas raisonnable que je prenne le train seul. Comme si cette solitude ponctuelle était plus dangereuse que l’autre. La solitude qui me ronge le ventre et finira par me désespérer. Dans la foule je suis seul. Dans ma bibliothèque, en compagnie de tous mes amis écrivains, je suis seul. Seul sur mon île. Seul dans ma vie. Seul dans mon âme. Mes fils ne m’écrivent plus. Ils téléphonnent parfois. Ils sont attentionnés, mais ils ne m’écrivent plus. Ils aiment le cinéma, la musique, certains la peinture. Aucun ne partage ma passion pour la lecture. Ils m’envoient des films de leurs petits-enfants. Ils sont tous venus au dernier Noël sur mon île perdue, avec des sacs chargés de cadeaux. Anne avait fait décorer le premier jardin de sculptures lumineuses. C’était beau. Théâtral. On aurait pu croire au bonheur, partagé par une famille nombreuse et unie. Mais la sérénité d’un bonheur familial est loin de pouvoir combler ma solitude.

J'erre de livre en livre, ne sachant plus auquel m'attacher.

Longtemps j'ai aimé collectionner les savoirs. Peupler ma vie de la pensée des autres. Mais un seul homme peut-il absorber toutes les pensées du monde ? Et cette quête, vers quoi, vers qui mène-t-elle ? Ma vie s'achève. Elle aura duré presqu'un siècle. C'est beaucoup plus que n'en demande un homme. Mais l'humanité demande-telle à vivre ? Elle est. Et le mystère de cette présence dans l'univers reste et restera à jamais un mystère. Car plus loin sont repoussées les limites du savoir, plus nombreuses viennent les questions. Et plus loin est repoussée la réponse à celle que pose notre présence. Notre présence et notre conscience. La conscience de notre présence.

14 septembre 2006

Un incroyable navire

Morgane en personne me guidait certainement vers celui qui ne pouvait être que le Roi Pêcheur.

bisquine
ce n'est pas "le Serpent" que je ne peux pas vous dévoiler
mais la bisquine cancalaise qui passe devant mes îles à marée basse

    
   
   

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes,
O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
Baudelaire   

   

Il était incroyable que cette île qui semblait ordinaire vue de la mer, recelât de tels paysages. Une île bretonne, couverte de landes et d’une petite forêt, dont les arbres cachaient en vérité un parc paysagé, raffiné à l’extrême, à la fois baroque et mesuré. Ce n’était que les premiers abords de la maison. Celle-ci s’ouvrait sur un jardin plus envoûtant encore. Je n’aurai la joie de le connaître que deux saisons plus tard. Pour l’instant je suivais Anne dans ce paysage qui n’avait déjà plus rien à voir avec celui que nous venions de parcourir.
L’allée tourna brusquement et j’eus la surprise de découvrir un petit port en contrebas. Un bassin circulaire, presqu’entièrement fermé, était relié à la mer par un couloir en chicane bordé de falaises. Totalement invisible de l’extérieur, il fallait certainement de plus, une grande dextérité pour manœuvrer un bateau jusque là. J’apprendrais que des moines s’étaient installés ici au VIe siècle, puis des Vikings au Xe, et des pirates au XVIIIe. Que le bassin avait été recreusé à main d’homme et qu’il fallait régulièrement l’entretenir pour garder un accès navigable même à marée basse.
Sur le moment je ne vis que le bateau. Un incroyable bateau, mi-drakkar (j’appelais encore ainsi les barques vikings), mi-yacht anglais, assez court pour pouvoir entrer dans ce havre, assez long pour affronter le grand Océan. Son mât articulé était posé sur le plat-bord. Il était fin sur les deux tiers de sa longueur et à peine plus pansu au centre. La poupe et la proue étaient relevée à hauteur d’homme et terminées par d’élégants volutes. La cabine paraissait confortable. De nombreux hublots bien situés devaient l’éclairer généreusement. Abandonnant mon guide, je descendai au plus près pour l’admirer. Je n’avais jamais vu pareil navire. Son nom « Le Serpent » se détachait en lettres d’or sur le tableau arrière. Le quai en granit rose couvert d’algues était très glissant. Je tombai rudement et m’écorchai salement les deux mains.

 

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la bisquine en contre-jour devant la Baie de l'Enfer

 

14 septembre 2006

Les sortilèges des fées me donnaient à lire l’envers de la brume

J’allais donc rencontrer Nicolas. J’étais attentive au moindre signe.

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Ces deux heures avait stimulées mes sens. Déjà, je comprenais que leur vie à tous deux était guidée par l’art. Lui était peintre et sculpteur et elle tenait une galerie d’exposition rue des Saints-Pères. Et je me doutais bien que ce goût qui les liait était plus qu’un passe-temps ou un métier. Ils en vivaient, comme on vit d’eau et d’air pur. Les ajoncs s’entremêlaient peu à peu d’arbustes. Puis les arbustes se mêlaient d’arbres. La lande devenait forêt dans cette partie de l’île. Les sentes sauvages se transformaient progressivement en pistes forestières puis en allées bien entretenues, telle que j’en avait croisé une, tôt ce matin. Au loin, j’aperçus une statue.statue

Étais-je toujours sur l’île déserte de mes rêves d’enfant ? Non, certainement pas ! J’avais abordé sans nulle doute Avallon, la terre du Double-Monde, où les sortilèges des fées me donnaient à lire l’envers de la brume, un monde irréel, magique. Morgane en personne me guidait certainement vers celui qui ne pouvait être que le Roi Pêcheur.

14 septembre 2006

sur les sentes bordées de bruyère

J’allais pénétrer les secrets de l’île en compagnie, je n’en doutais pas, d’une divinité maritime.

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Elle déposa la branche et le sac de coquillages au bord d’une allée bien ratissée qui avait surgi perpendiculairement à notre trajet. Puis nous repartîmes sur les sentes bordées de bruyère, de genêt, d’ajoncs et de fougères. Elle me fit faire le tour de l’île, ce qui prit deux bonnes heures, d’une marche rapide entrecoupée d’escalades et de courtes haltes au sommet des rochers.

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Pendant toute cette randonnée matinale, îlienne et imprévue, sur un territoire que j’avais cru pouvoir m’approprier et qui était en partie le sien, j’écoutais cette nouvelle amie me parler d’elle-même, de son travail, de ses amis et surtout de son père. Car elle y revenait sans cesse et je compris peu à peu qu’il était à la fois un père affectueux, un homme passionné, un artiste talentueux et l’âme véritable de l’île. J’appris aussi qu’elle était la fille de sa troisième femme et qu’il s’était marié une quatrième fois, assez récemment, mais qu’il venaient de divorcer. Mais dans l’instant je croyais que les dissensions conjugales d’un vieil homme inconnu ne m’intéressaient absolument pas et je m’étonnerais un peu plus tard qu’elles me reviennent si vivement en mémoire.

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“Nous avons presque bouclé le tour de l’île, me dit-elle en s’arrêtant soudain. Il te reste maintenant à voir l’essentiel : mon père ! Dis-toi bien que ce que tu vas découvrir à présent, seuls nos amis intimes et quelques touristes égarés ont pu le voir. C’est l’idée de papa. Autrement dit, si tu entres ici, tu pénètres son âme.
– Et à quelle catégorie j’appartiens ?
– Tu es une touriste égarée bien-entendu !”
Elle me tutoyait déjà, au bout de deux heures, alors qu’il me faudrait presque deux ans avant d’accepter que je pouvais aussi me le permettre. Malgré sa simplicité d’attitude et de langage, je restais impressionnée par toute la noblesse qui se dégageait d’elle.
J’allais donc rencontrer Nicolas. J’étais attentive au moindre signe.

   
14 septembre 2006

J’allais pénétrer les secrets de l’île

“Je n’habite pas vraiment ici, rectifia-t-elle, je n’y viens qu’en vacances pour me désennuyer de Paris.”

Sa voix était douce et posée. Elle donnait l’impression d’une grande sérénité, avec pourtant une bonne dose de nostalgie. Par contraste absolu, je me sentais fébrile et habitée de bouillonnants remous.
“Vous vous ennuyez à Paris ? J’y habite aussi et je pense que Paris est tout sauf ennuyeuse. Tour à tour j’adore où je déteste cette ville, mais jamais encore je ne m’y suis ennuyée ! Chaque pas peut y être aventureux. Les murs, les fenêtres, les visages, les jardins révèlent des beautés, des souffrances, des secrets cachés, visibles à qui sait ouvrir les yeux.
– Quelle chance d’avoir vos yeux, dit-elle en se moquant un peu de moi.

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– J’avoue que parler de la beauté de Paris quand on se trouve ici, assises sur un rocher face à la mer est un peu déplacé. Mais j’ai une véritable passion pour cette ville. Je peux difficilement me passer d'elle, comme de l’Océan, d’ailleurs. Quand je suis près de l’un, je pense forcément à l’autre. Heureusement qu'il existe des endroits magiques comme les îles. Qu’elles soient Venise ou Bréhat, peu importe, leur charme agit de même façon, je calme pour un temps mes passions. Celle île-ci, pourtant, je la croyais déserte. Visitée seulement par les sternes ou Poséïdon.
– C’est exact, je suis Calypso et je vous garde jusqu’à ce que les vents, ou la marée soient plus favorables. Venez, je vous fais visiter.”
J’avais encore trop et trop mal parlé. Quelle folie me hante ! Jamais de calme. Une énergie incontrôlable me poussait toujours à désirer ce qui me dépassait. L’équilibre, je le retrouvais dans l’action, dans la création. La contemplation ne m’apportait pas de repos, elle m’emplissait de sentiments contraires, d’attente, de nostalgie, d’amertume, de curiosité. J’avais toujours envie “d’aller voir de l’autre côté”. L’invitation d’Anne, me fit l’effet d’une secousse électrique. J’allais pénétrer les secrets de l’île en compagnie, je n’en doutais pas, d’une divinité maritime.

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Elle s’était nommée Calypso, je la voyais Morgane. Fine, brune, longue, souple avec les cheveux comme des algues brunes, elle glissait très vite et sans bruit sur les galets puis à travers la lande, chargée de ses trésors marins qu’elle portait sans effort. Derrière elle, je sentais mes muscles se réchauffer sous l’action et la suivre sur ce sol irrégulier m’essoufflait. Je m’étais crue jeune et sportive avant de la connaître. J’allais apprendre sur cette île qu’il ne fallait se fier ni à la carrure des gens ni surtout à leur âge apparent. De cette femme qui avait au moins le double de mon âge se dégageait la sveltesse et l’énergie d’une adolescente.

14 septembre 2006

désarroi

J’habite ici, répondit-elle, comme si la question était insolite.

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Le choc me terrassa. L’île, mon île, n’était pas plus déserte qu’elle ne m’appartenait ! Anne ressentit, plus qu’elle ne vit mon désarroi. Mais ça, je ne le devinerai que beaucoup plus tard, quand j’aurais appris à la connaître.
Bien loin de ce que j’aurais pu m’imaginer, je sus plus tard qu’elle voyait un grand nombre de touristes passer sur l’île chaque été. En général, ils ne s’avançaient pas à l’intérieur et restaient bronzer ou pêcher sur les grèves. Certains restaient quelques temps au mouillage dans cette crique où j’avais amarré le catamaran. Et Anne, toujours très polie, leur disait quelques mots sans jamais tenter de rentrer dans leur intimité, préservant ainsi la sienne.


enezpoull

 

Cependant, entre nous, l’attirance fut immédiate. Fascinées par notre singularité mutuelle, nous cherchâmes à prolonger ces instants de découverte. Je lui proposai du thé, qu’elle accepta aussitôt avec sa naturelle simplicité.
A peine remise de ma déception, que je ressentis comme une trahison de la part de l’île, j’hésitais à relancer la conversation. Mais je devinais qu’il fallait à tout prix accrocher l’intérêt d’Anne. Du rôle d’intruse dans mon monde intérieur, elle était devenue en quelques secondes une part de l’île. Une pièce précieuse de la Porte Sacrée ouverte sur l’horizon.
J’allais dire une banalité, qui m’aurait sans doute fait souffrir plus tard, quand par chance, elle me devança à nouveau.

 

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Paris-1980

 

“Je n’habite pas vraiment ici, rectifia-t-elle, je n’y viens qu’en vacances pour me désennuyer de Paris.”

14 septembre 2006

contact

Je ne revins sur l’île qu’un an plus tard.

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Et j’y rencontrai Anne. Tout de suite j’aperçus sa silhouette sur la plage. J’hésitai à faire demi-tour. Mon amour pour l’Océan était trop exclusif. Je considérais que chaque étape me rapprochant de lui, m’appartenait. Toute intrusion dans mon domaine était donc détestable. Cependant cette deuxième approche de l’île avait absorbé mon esprit par vagues intermittentes tout l’hiver. Je ne pouvais l’abandonner ainsi.

C’était la première journée d’un long week-end de trois jours comme on en a plusieurs au printemps. Je comptais rester moins d’une dizaine d’heures sur l’île, entre deux marées. J’avais appris à tenir compte des courants et calculé mes horaires en fonction des flux et reflux. Levée dès l’aube, j’arrivais donc sur l’île un peu avant huit heures. Il faisait frais. J’avais envie d’une boisson chaude.

l_ile_02

Anne ramassait des coquillages. Elle arpentait la plage, la nuque inclinée, s’accroupissant régulièrement et fouillant parfois le sable avec un bout de bois d’échouage. Les petits limicoles s’enfuyaient devant elle et se reposaient un peu plus loin pour accomplir des gestes tout à fait semblables aux siens. Cette pensée m’égaya. Cette silhouette, finalement, s’harmonisait avec la nature. Ce qui n’était pas mon cas. Je pestais soudain après les couleurs vives de mon bateau et de mes vêtements. Je devais me rendre à l’évidence, je n’avais rien d’un oiseau de mer. C’était peut-être moi l’intruse !

C’est Anne qui m’aborda la première. J’avais fini par l’oublier un peu, tellement ses gestes réguliers et son allure discrète l’assimilait au paysage de l’île. Je m’étais installée sur un rocher où j’avais déballé mes provisions et mon réchaud. En passant près de moi, elle me souhaita un bon appétit. Je remerciai machinalement et nous aurions pu en rester là, quand une série de questions traversa mon esprit. Elle tenait à la main, outre son pochon rempli de coquillages, un énorme bois de flottage. J’essayai d’imaginer quand et comment elle était arrivée sur l’île. Était-elle arrivée la veille, ou encore plus tôt que moi ? Et que ferait-elle de tous ces trésors ? Où était son bateau ? J’avais contourné la moitié de l’île et n’en avait aperçu aucun amarré sur ses rives. L’idée de lui demander à quoi était destinée sa pêche me sembla trop indiscrète, alors je lui posai la question du bateau. Elle rit. J’habite ici, répondit-elle, comme si la question était insolite.

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Fugue
  • L’île m’avait semblé longtemps comme une étape obligée, une ligne à franchir avant de plonger vers l’horizon, une limite rassurante du monde connu, une frontière avec l’avenir. Je n’imaginais pas alors à quel point elle allait changer ma vie.
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